une facette de la sagesse

                Hippocrate et le fou 


J’aimerais simplement partager avec vous une anecdote du grand médecin grec Hippocrate1. L’histoire se passe au IVe siècle avant Jésus Christ. Hippocrate est alors un médecin réputé dans toute la Grèce. On vient de loin pour se faire soigner auprès de lui. Un jour, des habitants d’Abdère, petite cité grecque au bord de la mer Égée, viennent trouver Hippocrate. Ils sont inquiets pour la santé mentale de l’un de leur citoyen : Démocrite, le philosophe. Le médecin accepte de se rendre à Abdère en bateau.

  Démocrite, entouré d’animaux dépecés, riant aux éclats… 
À son arrivée, Hippocrate est accueilli par une foule d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants, tous préoccupés par la folie de Démocrite. En voyant Hippocrate, ils reprennent espoir. La foule conduit aussitôt le médecin à la maison du philosophe, l’exhortant de sauver Démocrite de sa folie. Démocrite est assis sous un platane, vêtu d’une tunique grossière et négligée. Il est très maigre, le teint jaune et porte une longue barbe. Autour de lui, des livres sont éparpillés, ainsi que de nombreux animaux dépecés.

Pieter Lastman, Hippocrate rendant visite à Démocrite, 1622
 On le voit tour à tour écrire frénétiquement dans un livre, méditer longuement, puis se lever brusquement, se promener, examiner les entrailles des animaux et se rasseoir. Quand Démocrite remarque la présence des Abdéritains, il éclate de rire en secouant la tête. Les habitants, affligés, s’exclament : « Tu vois la vie de Démocrite, ô Hippocrate, et comme il est fou, ne sachant ni ce qu’il veut, ni ce qu’il fait. » Le médecin se rend alors auprès du philosophe.
             La réponse du philosophe 
Quand Hippocrate arrive près de lui, Démocrite est en train d’observer la bile dans le corps des animaux. Il recherche l’origine de la folie. Le médecin lui demande les raisons de son rire de tout à l’heure. Et celui-ci lui répond par une longue tirade, dont voici quelques extraits encore pleins d’actualité dans le monde d’aujourd’hui2 :
 « Je ne ris que d’un seul objet : l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses desseins, et souffrant, sans aucune utilité, d’immenses labeurs, allant, au gré d’insatiables désirs, jusqu’aux limites de la terre et en ses abîmes infinis, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, et toujours troublé pour en avoir plus, afin de ne pas déchoir. »

« Et il n’a pas honte de se dire heureux, parce qu’il creuse les profondeurs de la terre par les mains d’hommes enchaînés, dont les uns périssent sous les éboulements de terrains trop meubles, et les autres, soumis pendant des années à cette nécessité, demeurent dans le châtiment comme dans une patrie. »
 « Les uns achètent des chiens, les autres des chevaux ; circonscrivant une vaste région, ils la nomment leur, et, voulant être maîtres de grands domaines, ils ne peuvent l’être d’eux-mêmes ; ils se hâtent d’épouser des femmes que bientôt après ils répudient ; ils aiment, puis haïssent ; ils veulent des enfants, puis, adultes, ils les chassent. Quelle est cette diligence vaine et déraisonnable, qui ne diffère en rien de la folie ? »
 « Ne possédant pas la richesse, ils la désirent ; la possédant, ils la cachent, ils la dissipent. Je me ris de leurs échecs, j’éclate de rire sur leurs infortunes, car ils violent les lois de la vérité ; rivalisant de haine les uns contre les autres, ils ont querelle avec frères, parents, concitoyens, et cela pour de telles possessions dont aucun à la mort ne demeure le maître. 
« Ce qu’ils recherchent, c’est ce qui n’est pas à portée : habitant le continent, ils veulent la mer ; habitant les îles, ils veulent le continent ; ils pervertissent tout pour leur propre passion. »
 « Quel lion a enfoui de l’or en terre ? quel taureau a mis ses cornes au service de son ambition ? quelle panthère s’est montrée insatiable ? Le sanglier boit, mais pas plus qu’il n’a soif ; le loup, ayant déchiré sa proie, ne pousse pas plus loin une alimentation nécessaire ; mais l’homme, pendant des jours et des nuits consécutives, ne se rassasie pas de la table. »
 « Ne vois-tu pas que moi aussi j’ai ma part dans la folie ? moi qui en cherche la cause, et qui tue et ouvre des animaux ; mais c’était dans l’homme qu’il fallait la chercher. » 
                           Qui est fou ? Qui est sage ?
 Quand Hippocrate revient auprès des Abdéritains, qui attendent avec impatience le retour du grand médecin, il leur dit que Démocrite n’est pas fou… mais qu’il est simplement sage et heureux : « Amis, je vous dois bien des grâces de m’avoir appelé au milieu de vous ; car j’ai vu le très sage Démocrite, seul capable de rendre sages les hommes. Voilà ce que j’ai à annoncer au sujet de Démocrite, avec une pleine satisfaction. »
Et vous qu’en pensez-vous ? Qui sont les fous ? Qui sont les sages ?
Amicalement,
 Florent Cavaler